Ou comment renverser une démocratie ?
Curtis Yarvin, une figure intellectuelle américaine, philosophe et ingénieur en informatique, dont les idées politiques extrêmes sont restées discrètes pendant longtemps, semble attirer la lumière. Il serait devenu une source d’inspiration pour le monde de la Tech aux USA, mais aussi pour l’administration Trump. Pour Yarvin, un grand nettoyage s’impose au niveau des institutions. La démocratie américaine devrait être remplacée par ce qu’il appelle une monarchie, menée par un CEO bienveillant, cadre d’entreprise.
« Les gens abandonneront volontiers une démocratie chaotique pour une technocratie bien gérée. »
Curtis Yarvin, philosophe
La question est : jusqu’où vont-ils aller ?
Pour mieux comprendre, resituons le contexte. Les premiers mois de Trump ont été pour le moins mouvementés. Ce fut une véritable campagne de choc et d'intimidation qui a laissé l'opposition momentanément anesthésiée. Il avait promis d’ « assécher le marais » et de « rendre sa grandeur à l'Amérique ». A peine en place, il se met à signer des dizaines de décrets présidentiels, réduisant drastiquement au passage le budget de l'USAID, une structure possiblement utilisée par la CIA pour financer dans l’ombre un large panel de programmes opaques , allant des changements de régime politique en passant par la géo-ingénierie. Aujourd’hui, Trump est totalement libéré des contraintes traditionnelles qui pèsent habituellement sur un nouveau président, à savoir d’une part celle de ne pas encore connaître les subtilités de la fonction présidentielle et d’autre part celle de vouloir plaire à son électorat ( et à la presse ) pour une réélection future.
Une équipe en renfort
Ayant tout de même subi une élection précédente contestée (le Russiagate), une campagne vicieuse de harcèlement judiciaire (le Capitole) et quelques tentatives d'assassinat, Trump comprend aujourd’hui bien mieux qu’au début de son dernier mandat qui sont ses alliés et qui sont ses ennemis. Il a donc rassemblé une équipe étrange, mêlant politiciens de gauche et de droite. On y trouve des noms illustres comme ceux d’Elon Musk (le DOGE : Department of Government Efficiency), JD Vance (son vice-président), Peter Hegseth ( secrétaire à la Défense), Robert Kennedy Junior (à la santé) ou Tulsi Gabbard (à la direction des services de renseignements). Marco Rubio (secrétaire d’Etat) est également dans le coup. Voilà pour son équipe politique. Ensuite, il s’entoure aussi de bailleurs de fonds, dont il va avoir besoin notamment pour affronter des ennemis puissants comme ceux des lobbies pharmaceutiques ainsi qu’une presse qui s’est toujours montrée très féroce à son encontre.
Et c'est là que ça devient intéressant. Donald Trump a le soutien total de la Silicon Valley. Il s'est entouré de la plupart des milliardaires de la tech. Elon Musk, bien sûr, mais aussi Sam Altman d'OpenAI et Larry Ellison d'Oracle qui ont été invités à la Maison Blanche quelques jours après son investiture. Il y a aussi Peter Thiel, cofondateur de PayPal et propriétaire de Palantir, le logiciel espion qui alimente la NSA, la CIA et la plupart des activités de renseignement occidentales. Et qui est aussi, notons-le en passant, le sponsor de JD Vance avec un don généreux de 16 millions de dollars pour sa campagne. Des noms comme David Sacks, Marc Andreessen, Brian Armstrong, Ben Horowitz, Michael Kratsios, Ajit Pai, Stephen Miller, ou Derek Kan, connus ou moins connus, sont tous investis dans les nouvelles technologies ou l’IA, et ont répondu présents à l’ appel du Président élu. Ce groupe de personnes est incroyablement puissant : ce sont les "data-barons", la nouvelle puissance qui contrôle l'infrastructure du futur ! Les grands centres de données du monde exécutent leurs logiciels, ils contrôlent l'infrastructure technique et gèrent nos données.
Qu'est-ce qui unit les oligarques de la tech et Donald Trump ?
Au cours du 21e siècle, les Etats-Unis ont perdu leur domination dans de nombreuses industries, du secteur automobile à l’électronique. Cependant, force est de constater qu’ils dominent toujours le numérique. Se pourrait-il donc que libérer cette industrie phare de toute contrainte gouvernementale puisse rendre à l’Amérique toute sa puissance passée ? A première vue, le pari de Trump ne paraît pas stupide, mais les travers de cette politique peuvent être dangereux. Car voilà, le hic, c’est que Trump et ses oligarques de la tech semblent tous profondément inspirés par une idéologie développée par un philosophe politique, figure de la Tech, lui aussi.
Les six piliers du « plan Yarvin »
1. Faire campagne pour l'autocratie
Les politiciens doivent admettre faire campagne pour l'autocratie ouvertement que la démocratie a échoué et se présenter comme des hommes forts.
2. Purger la bureaucratie
Licencier tous les fonctionnaires non loyaux et les remplacer par des agents pré-approuvés.
3. Ignorer les tribunaux
Démanteler le contrôle judiciaire en refusant simplement de se conformer aux décisions des cours de justice.
4.Contrôler la police et l'armée
Centraliser les forces de l'ordre sous un système fédéral contrôlé par des loyalistes.
5. Fermer les médias et les universités
Démanteler les institutions élitistes, les grands médias, comme le *New York Times*, et les universités, comme Harvard, parce qu’elles ont été envahies par la pensée de groupe progressiste.
6.Mobiliser la base
Envoyer des foules dans les rues dès qu'une institution tente de leur faire obstacle.
Yarvin et la révolution papillon
Son nom ? Curtis Yarvin. Pour faire bref, il est à l'élite tech ce que Yuval Harari est au Forum économique mondial. À première vue, il ressemble à un geek un peu déjanté. La Silicon Valley lui a donné le surnom de « prophète » ou de « Lord Yarvin », c’est dire ! Il est né en 1973 dans une famille libérale et laïque. Tout d’abord blogueur sous le pseudonyme de Mencius Moldbug, ce surdoué a terminé ses études très jeune, avec d'excellents résultats. Harcelé à l'école, il a trouvé refuge dans la programmation informatique et les premiers forums de discussion sur Internet. La culture libertarienne de la Silicon Valley lui a permis de développer et d'exprimer ses idées. Un de ses articles « La révolution papillon » a fait grand bruit, car il constitue un plan pour renverser le système de gouvernance actuel et installer un régime autoritaire dirigé par la tech. Pas étonnant donc que les oligarches de la Silicon Valley l'adorent.
Et donc ?
Finie la gouvernance par des représentants du peuple. Plus de politiciens, plus de discussions ni de compromis. Selon Yarvin, le monarque-CEO décidera de ce qui est le plus efficace et la société devra être gérée comme une entreprise. Les pays devraient être morcelés en villes et régions plus petites, dirigées par le monarque-CEO et son conseil d'administration. Ces régions pourraient alors fonctionner comme un "État-réseau". Pour Yarvin, la démocratie représentative, où des politiciens élus dirigent principalement l'État, est dysfonctionnelle, inefficace et corrompue, et s'est transformée en une oligarchie bureaucratique où les fonctionnaires permanents contrôlent l'État. Il propose d'abolir la démocratie, de licencier tous les fonctionnaires (RAGE : Retire All Government Employees) et de laisser l'IA gérer la société. Le pays serait alors dirigé efficacement. Et si vous êtes pauvre, vous serez parqué dans une prison de réalité virtuelle... ou recyclé en biocarburant !
Bizarre hasard…
S’il l’était au départ, Yarvin n'est plus un philosophe si marginal. Ses idées constituent le fondement du "Projet 2025", un plan élaboré par The Heritage Foundation pour concrétiser sa vision.
Or, jusqu’à présent, en y regardant bien, l'équipe de Trump a suivi ce plan du Projet 2025 à la lettre. Elon Musk mène une opération RAGE (licenciement massif des fonctionnaires) avec son "Department of Government Efficiency" (DOGE). Trump a également recruté massivement des partisans MAGA et a menacé à plusieurs reprises de licencier et remplacer quiconque s'oppose à ses politiques. On voit aussi une tentative de reprendre le contrôle des agences judiciaires au nom de la lutte contre la corruption, et son hostilité envers les universités est très marquée. Trump sait comment parler à son peuple et mobiliser des foules pour écraser toute opposition.
Alors… l'Amérique est-elle simplement au coeur d’un grand nettoyage des composantes corrompues de son élite ou bien se trouve-t-elle au cœur de la révolution papillon ? Les mois et années à venir donneront vraisemblablement plus d’éléments pour répondre à cette question.
Ce que l’histoire de l’Allemagne nous a si durement enseigné, c’est qu’il n’y a qu’un petit pas entre une réforme massive d’un système corrompu et l’instauration d’une nouvelle tyrannie.
« Le futur est un monde dominé par les données, les écrans, les technologies émergentes.
Le monarque techno-CEO sera guidé par des algorithmes d'IA. Le pouvoir sera concentré dans de grandes entreprises dont les citoyens dépendront pour tous les aspects
de leur vie. »
L' article a été publié par le Zèbre Magazine - No. 4/2025
Sources : blog https://graymirror.substack.com
Gray Mirror: Fascicle I: Disturbance de Curtis Yarvin, Amazon